8

Notre chambre dans l’infirmerie était petite mais confortable. Elle était garnie de lambris de bois et le sol venait d’être couvert de joncs odoriférants. Un feu flambait dans l’âtre devant lequel on avait placé des sièges. Lorsque le frère nous y fit entrer, Alice était en train de poser des serviettes à côté d’un broc d’eau chaude. Le feu donnait à son visage et à ses bras nus une saine couleur.

« J’ai pensé que vous aimeriez peut-être vous laver, messieurs », dit-elle avec déférence.

Je lui souris.

« C’est très gentil à vous.

— J’ai besoin de me réchauffer », fît Mark en lui décochant un large sourire. Elle baissa la tête et le frère Guy fixa Mark d’un air sévère.

« Merci, Alice, dit-il. Vous pouvez disposer. » Elle fit une révérence et sortit.

« J’espère que la chambre vous paraîtra confortable. J’ai fait prévenir l’abbé que vous alliez dîner au réfectoire.

— Elle nous conviendra parfaitement. Merci pour tout ce que vous avez fait.

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, Alice est à votre service. » À nouveau il lança un regard perçant à Mark. « Mais rappelez-vous, je vous prie, qu’elle est très prise par les soins à donner aux moines âgés ou malades. Et que c’est la seule femme ici, à part quelques vieilles filles de cuisine. Elle est sous ma protection, dans la mesure du possible. »

Mark rougit. Je fis un salut à l’infirmier.

« Nous ne l’oublierons pas, monsieur.

— Merci, messire Shardlake. Bon, je vous laisse à présent.

— Espèce de vieux moricaud, marmonna Mark, une fois la porte refermée. Ce n’était qu’un regard et elle en a été enchantée.

— Elle est sous sa garde », dis-je sèchement.

Mark regarda le lit. Il s’agissait d’un de ces meubles composés d’un lit surélevé, où dormait le maître, sous lequel était ménagé un étroit espace où se glissait la couchette de bois à roulettes du valet. Il tira la partie inférieure, contempla d’un air lugubre la planche dure couverte d’un mince matelas de paille, puis enleva son manteau et s’assit sur son lit.

Je me dirigeai vers le broc et aspergeai mon visage, laissant dégouliner l’eau chaude dans mon cou. J’étais épuisé. Les visages et les impressions des dernières heures tournaient dans ma tête comme un manège, me donnant le vertige.

« Enfin seuls, grâce au ciel ! » gémis-je. Je m’assis dans le fauteuil. « Sangdieu, j’ai mal partout ! »

Mark fixa sur moi un regard inquiet.

« Votre dos vous fait souffrir ?

— Ça ira mieux après une nuit de repos, soupirai-je.

— Vous en êtes sûr, monsieur ? » Il hésita. « Il y a là des torchons… On pourrait faire un cataplasme chaud… Je pourrais vous l’appliquer.

— Non ! m’écriai-je d’un ton coupant. Ça ira, tu m’entends ? » Je détestais que quelqu’un voie mon dos bossu. Seul mon médecin en avait le droit, et encore uniquement quand j’avais particulièrement mal. J’avais la chair de poule rien qu’à imaginer le regard de Mark, sa compassion et peut-être sa répulsion, car pourquoi quelqu’un doté de son physique n’eût-il pas été dégoûté par une telle difformité ? Je me hissai sur mes pieds et m’approchai de la fenêtre qui donnait sur la cour sombre et vide. Après quelques instants, je me retournai. Mark me dévisageait, le ressentiment se mêlant à l’inquiétude. Je levai la main en un geste d’excuse.

« Désolé. Je n’aurais pas dû crier.

— Je n’avais pas l’intention de vous blesser.

— Je le sais. Je suis fatigué et tracassé, voilà tout.

— Tracassé ?

— Lord Cromwell exige de rapides résultats et je me demande si je serai capable de le satisfaire. J’avais espéré… Je ne sais pas, un moine fanatique qui aurait déjà été enfermé… À tout le moins, quelque indice clair désignant le coupable. Goodhaps ne nous aide en rien. Il est si effrayé qu’il a peur de son ombre. Et les moines qui dirigent ce fichu monastère ne se laisseront sûrement pas intimider. Et, par-dessus le marché, on a ce chartreux fou qui sème le trouble, tandis que d’autres évoquent une effraction par des villageois férus de sciences occultes. Seigneur Jésus, quel imbroglio ! Et l’abbé connaît son droit ! Je comprends pourquoi Singleton le trouvait difficile.

— À l’impossible nul n’est tenu, monsieur.

— Ce n’est sans doute pas le point de vue de lord Cromwell. » Je m’allongeai sur mon lit, les yeux fixés au plafond. En général, quand je m’attaquais à un nouveau dossier je ressentais une certaine jouissance, mais cette fois-là je ne distinguais aucun fil d’Ariane dans ce qui semblait être un immense labyrinthe.

« Quel endroit lugubre ! fit Mark. Tous ces sombres corridors de pierre, toutes ces arcades… Un assassin pourrait se dissimuler n’importe où.

— Oui. À l’école, je me rappelle à quel point ces couloirs sonores paraissaient interminables et effrayants lorsqu’on était envoyé faire une course. Et toutes ces portes qu’on n’avait pas le droit d’ouvrir. » Je tentai d’être encourageant. « Mais aujourd’hui je détiens un ordre de mission qui me donne accès partout. C’est un endroit comme un autre et bientôt nous nous y retrouverons. » Il ne répondit pas mais le bruit d’une profonde respiration m’indiqua qu’il s’était assoupi. Je fis un petit sourire ironique, fermai les yeux quelques instants… Soudain, j’entendis des coups violents frappés à la porte et le cri de Mark réveillé en sursaut. Je bondis hors du lit, étonnamment reposé par mon somme involontaire, l’esprit de nouveau clair. J’ouvris la porte. Le frère Guy se tenait sur le seuil, l’œil grave, sa bougie jetant d’insolites ombres sur sa face bistre et troublée.

« Êtes-vous prêt à voir le corps, monsieur ?

— Fin prêts tous les deux ! » Je pris mon manteau.

**

Dans la grande salle de l’infirmerie, la jeune femme apporta une lampe au frère Guy. Il enfila un chaud surplis par-dessus sa soutane et nous précéda dans un long couloir sombre au haut plafond voûté.

« On ira plus vite en traversant la cour du cloître », dit-il en ouvrant la porte dans le froid.

La cour, bordée sur trois côtés par les bâtiments où vivaient les moines et sur le quatrième par l’église, présentait, de manière inattendue, un joli tableau. Des lumières clignotaient aux nombreuses fenêtres.

Tout autour courait la galerie couverte du cloître aux arcades très ouvragées. Jadis, il y a très longtemps, c’était là que les moines auraient étudié, dans une suite de compartiments cloisonnés ouverts au froid et au vent. À cette époque moins rigoureuse, on s’y promenait en devisant. Le lavatorium se trouvait contre un pilier, bassin de pierre très orné utilisé pour se laver les mains, dans lequel un petit jet d’eau tintinnabulait doucement. La douce clarté projetée par les vitraux de l’église formait des dessins colorés sur le sol. Je fus un instant intrigué par d’étranges particules dansant dans la lumière, avant de m’apercevoir qu’il s’était remis à neiger. Les dalles de la cour du cloître étaient déjà tachetées de blanc. Le frère Guy nous la fit traverser.

« C’est vous qui avez trouvé le corps, n’est-ce pas ? demandai-je.

— Oui. Alice et moi étions en train de nous occuper du frère Auguste qui avait la fièvre et souffrait beaucoup. Je voulais lui donner du lait chaud et suis allé en chercher à la cuisine.

— Dont la porte est normalement tenue fermée ?

— Bien sûr. Autrement, les serviteurs et, à mon grand regret, les moines prendraient de la nourriture chaque fois qu’ils en ont envie. Si je possède une clef, c’est parce que j’ai souvent besoin de certaines choses sur-le-champ.

— Cela s’est passé à cinq heures ?

— L’horloge venait de sonner.

— Les matines avaient-elles commencé ?

— Non. Ici, on chante les matines plus tard. Vers six heures, en général.

— Selon la règle de saint Benoît, ce devrait être à minuit. »

Il fit un sourire affable.

« Saint Benoît a édicté ses règlements pour les Italiens, monsieur, pas pour ceux qui doivent subir les rigueurs de l’hiver anglais. L’office est chanté et Dieu l’entend. Nous allons couper par le chapitre maintenant. »

Il ouvrit une autre porte et nous nous retrouvâmes dans une grande pièce dont les murs étaient décorés de belles peintures représentant des scènes bibliques. Des tabourets et des chaises garnies de coussins étaient alignés tout autour, et une longue table s’étirait devant un grand feu flambant dans l’âtre. Il faisait chaud dans la pièce, où régnait une odeur de renfermé et de corps humains. Une vingtaine de moines étaient assis çà et là. Certains discutaient, d’autres lisaient, et six jouaient aux cartes autour d’une table de jeu. Ces derniers avaient chacun un joli verre de cristal près du coude, plein d’un liquide vert provenant d’une grosse bouteille de liqueur française posée sur la table. Je cherchai du regard le chartreux, mais je ne vis aucune soutane blanche au milieu des habits noirs. Frère Gabriel, le sodomite, ainsi qu’Edwig, l’économe à l’œil perçant, étaient également absents.

Un jeune moine au visage mince et orné d’une fine barbe venait de perdre la partie, à en juger par son air bougon.

« Vous nous devez un shilling, mon frère, dit d’un ton enjoué un grand moine d’aspect cadavérique.

— Vous devrez attendre. Il faudra que l’intendant m’accorde une avance.

— Les avances, c’est terminé, frère Athelstan ! » Un vieux moine replet, assis tout près, le visage défiguré par une grosse verrue sur la joue, agita un doigt à son adresse. « Le frère Edwig dit que vous avez eu tant d’avances que vous recevez votre salaire avant de l’avoir gagné… » Il se tut, et les moines se levèrent d’un bond et s’inclinèrent dans ma direction. L’un d’eux, un jeune homme si obèse que même son crâne rasé avait des plis et des bourrelets de graisse, fit tomber son verre par terre dans sa hâte.

« Septimus ! Espèce d’imbécile… » Son voisin lui donna un vif coup de coude et il jeta à l’entour un regard vide de simple d’esprit. Le moine défiguré s’avança vers moi et me fit un nouveau salut obséquieux.

« Je suis le frère Jude, le pitancier.

— Matthew Shardlake, commissaire du roi. Je vois que vous passez une agréable soirée conviviale.

— Nous nous détendons un peu avant les vêpres. Voulez-vous goûter à cette excellente liqueur, monsieur le commissaire ? Elle vient de l’une de nos maisons sœurs de France.

— Non, j’ai encore du travail à faire, dis-je d’un ton sévère en secouant la tête. À l’époque où votre ordre a été fondé, la fin de la journée aurait été consacrée au « grand silence ». »

Le frère Jude hésita.

« Il y a de cela très longtemps, monsieur. C’était avant la Grande Peste. Depuis, l’état du monde a empiré et s’est rapproché de sa fin.

— Moi, je pense que sous le règne du roi Henri le monde anglais se porte comme un charme.

— Non, non…, se reprit-il en hâte, je ne voulais pas dire… »

Le grand moine mince qui se trouvait à la table de jeu vint nous rejoindre.

« Pardonnez au frère Jude, monsieur, il parle sans réfléchir. Je suis le frère Hugh, l’intendant. Nous savons que nous méritons des réprimandes, monsieur le commissaire, et nous les acceptons volontiers. » Il foudroya du regard son collègue.

« Très bien. Cela me facilitera la tâche. Allons-y ! frère Guy, nous avons un cadavre à examiner. »

Le jeune moine obèse avança d’un pas hésitant.

« Veuillez m’excuser d’avoir glissé, mon bon monsieur. J’ai mal à la jambe. Je souffre d’un ulcère. » Il nous regarda d’un air désespéré. Guy posa une main sur son épaule.

« Si vous suiviez mon régime, Septimus, vos pauvres jambes n’auraient pas à supporter un tel poids. Pas étonnant qu’elles protestent.

— Je ne suis qu’un malheureux être de chair, mon frère. J’ai besoin de manger de la viande.

— Je pense parfois qu’il est dommage que le concile du Latran ait levé l’interdiction de la viande… Bien, excusez-nous, Septimus, mais nous devons aller à la crypte. Vous serez heureux d’apprendre que le commissaire Singleton pourra bientôt être porté à sa dernière demeure.

— Dieu soit loué ! J’ai peur d’approcher du cimetière. Un corps sans sépulture, un homme mort sans absolution…

— Oui, oui. Allez-y maintenant ! C’est presque l’heure des vêpres. » Le frère Guy l’écarta avec douceur, puis nous fit passer par une autre porte et nous nous retrouvâmes à nouveau dans la nuit. Un terrain plat parsemé de pierres tombales s’étendait devant nous. Ici et là se détachaient des formes blanches et spectrales que je devinais être des cryptes familiales. Le frère Guy releva son capuchon pour se protéger de la neige qui tombait dru désormais.

« Vous devez pardonner au frère Septimus, dit-il. C’est un pauvre benêt.

— Ce n’est pas étonnant que sa jambe lui fasse mal, fit observer Mark. Gros comme il est.

— Les moines restant debout chaque jour, pendant plusieurs heures d’affilée, dans une église froide, maître Mark, un bon rembourrage de graisse n’est pas malsain. Mais la station debout donne des ulcères variqueux. Ce n’est pas une vie très facile. Et le pauvre Septimus n’a pas l’intelligence de cesser de s’empiffrer. »

Je frissonnai.

« Le temps ne se prête pas à une conversation dehors. »

Tenant sa lampe en l’air, le frère Guy nous conduisit entre les pierres tombales. Je lui demandai si la porte avait été fermée à clef lorsqu’il s’était rendu à la cuisine ce matin-là.

« Oui, répondit-il. Je suis entré par la porte donnant sur la cour du cloître, laquelle est toujours fermée la nuit, puis j’ai emprunté le petit couloir qui mène à la cuisine. La cuisine elle-même n’est pas fermée à clef parce qu’on ne peut y accéder que par le couloir. À peine avais-je ouvert la porte que j’ai glissé dans quelque chose et failli tomber à la renverse. J’ai posé ma lampe et j’ai découvert le corps sans tête.

— Messire Goodhaps a dit qu’il a glissé lui aussi. Donc le sang était encore frais ? »

Il réfléchit quelques instants.

« Oui. Il n’avait pas encore commencé à se coaguler.

— Par conséquent, le forfait venait d’être commis.

— En effet. C’est probable.

— Et vous n’avez aperçu personne sur le chemin de la cuisine ?

— Non. »

J’étais content de constater que j’avais recouvré ma clarté d’esprit, que mon cerveau fonctionnait à merveille.

« Quel que soit le meurtrier de Singleton, il devait lui aussi être couvert de sang. Ses vêtements et ses souliers ont dû laisser des traces.

— Je n’en ai vu aucune. Mais j’avoue que j’étais trop bouleversé pour penser à regarder. Plus tard, bien entendu, quand tout le monastère a été réveillé, il y avait des marques de pas partout, laissées par les chaussures de tous ceux qui étaient entrés dans la cuisine. »

Je réfléchis un court moment.

« Et l’assassin a pu ensuite se rendre à l’église, profaner l’autel et voler la relique. Avez-vous, vous ou quelqu’un d’autre, noté des traces de sang sur le chemin menant du cloître à l’église et à l’intérieur de l’église ? »

Il me fixa d’un œil sombre.

« Du sang maculait toute l’église. Nous avons cru qu’il venait du coq sacrifié. Quant au cloître, il s’est mis à pleuvoir avant l’aube et la pluie n’a pas cessé de tomber toute la journée. Elle aurait nettoyé toutes les empreintes de pas.

— Et après avoir découvert le corps, qu’avez-vous fait ?

— Je me suis rendu directement chez l’abbé. Bien, nous y voici. »

Il nous avait conduits jusqu’à la plus grande crypte, un bâtiment d’un étage construit sur une petite éminence dans la pierre meulière jaune que l’on voyait partout. Elle était fermée par une solide porte de bois, assez large pour qu’on puisse faire passer un cercueil.

Je clignai les paupières pour chasser de mes cils un flocon de neige.

« Bien, finissons-en au plus vite », fis-je. Il sortit une clef et, prenant une profonde inspiration, je priai Dieu en silence qu’il fortifie mon estomac délicat.

**

Nous dûmes nous courber pour entrer dans la salle au plafond bas, blanchie à la chaux. L’ossuaire était glacial, le vent mordant y pénétrant par une petite fenêtre à barreaux. On y humait l’odeur âcre et malsaine que dégagent tous les tombeaux. À la lueur de la lampe du frère Guy, je vis que les murs étaient bordés de sarcophages de pierre, sur les couvercles desquels était sculptée l’effigie des défunts, les mains jointes en une attitude de supplication. La plupart des hommes portaient l’armure complète des siècles passés.

Le frère Guy posa sa lampe et croisa les bras, fourrant ses mains à l’intérieur des longues manches de son surplis pour se réchauffer.

« C’est la crypte de la famille Fitzhugh, expliqua-t-il. Ses membres sont les fondateurs du monastère et ont été enterrés ici jusqu’à la mort du dernier d’entre eux durant les guerres civiles du siècle dernier. »

Le silence fut soudain brisé par un violent fracas métallique. Je ne pus m’empêcher de faire un bond, tout comme le frère Guy, dont les yeux s’écarquillèrent dans son visage sombre. Je vis Mark se pencher et ramasser par terre les clefs de l’abbé.

« Désolé, monsieur, chuchota-t-il. Je les croyais solidement attachées.

— Mordieu ! m’exclamai-je. Espèce d’idiot ! » Mes jambes tremblaient.

Au milieu de la pièce se dressait un grand candélabre de métal portant de gros cierges. Le frère Guy les alluma avec sa lampe et une lumière jaunâtre emplit la crypte. Il nous mena à un sarcophage au couvercle de pierre nu, sans la moindre inscription.

« Cette tombe est la seule à ne pas avoir d’occupant permanent et elle n’en aura jamais. Le dernier héritier mâle a péri à Bosworth aux côtés de Richard III. » Il sourit tristement. « Sic transit gloria mundi.

— Et c’est là qu’on a placé Singleton ? » demandai-je.

Il fît oui de la tête.

« Cela fait quatre jours qu’il est là, mais le froid a dû le garder en bon état. »

Je pris une profonde inspiration.

« Eh bien ! soulevons le couvercle. Aide-le, Mark. »

Ils eurent du mal à pousser la lourde plaque de pierre sur la tombe voisine. Elle résista d’abord à leurs efforts avant de glisser d’un seul coup. Une odeur fétide emplit immédiatement la salle. Mark recula, ses narines frémissaient de dégoût.

« Pas en si bon état que ça… », murmura-t-il.

Le frère Guy jeta un coup d’œil à l’intérieur et se signa. Je fis un pas en avant, m’agrippant au bord du sarcophage.

Le corps était enveloppé dans une couverture de laine blanche. On ne voyait que les mollets et les pieds, d’une blancheur d’albâtre, les ongles longs et jaunis. À l’autre bout du suaire, un peu de sang aqueux avait coulé du cou, et une flaque de sang plus sombre apparaissait sous la tête, laquelle avait été posée d’aplomb, à côté du corps. Je scrutai le visage de Robin Singleton, dont j’avais jadis soutenu le regard depuis l’autre côté du prétoire.

Ç’avait été un homme mince d’une trentaine d’années, aux cheveux noirs et au long nez. Ses joues blanches étaient ombrées de courts poils noirs. J’eus un haut-le-cœur en voyant sa tête placée sur une pierre ensanglantée au lieu d’un cou. La bouche était entrouverte, la pointe des dents visible entre les lèvres. Les yeux bleu foncé étaient, eux, grands ouverts, comme voilés par la mort. Un minuscule insecte noir sortit d’une paupière, avança sur le globe oculaire et passa sous l’autre paupière. La gorge serrée, je me dirigeai vers la petite fenêtre à barreaux pour aspirer une grande goulée d’air nocturne glacial. Refoulant tant bien que mal une gorgée de bile, je forçai une autre partie de mon cerveau à donner un sens à ce que j’avais vu. J’entendis Mark s’approcher.

« Ça va, monsieur ?

— Naturellement. » Me retournant, j’aperçus le frère Guy, les bras croisés, la mine tout à fait sereine, qui me regardait d’un air pensif. Quant à Mark, il était un peu pâle mais il retraversa la salle pour contempler à nouveau cette horrible tête.

« Eh bien ! Mark, à ton avis, comment cet homme est-il mort ? » lançai-je.

Il secoua la tête

« Comme on le savait déjà : on lui a séparé la tête du tronc.

— Je n’imaginais pas qu’une fièvre l’avait emporté… Mais pouvons-nous déduire quelque chose de plus de ce que nous avons sous les yeux ? Pour commencer, je parierais que son assaillant était au moins de taille moyenne. »

Le frère Guy me fixa d’un œil curieux.

« Comment devinez-vous cela ?

— Eh bien, d’abord, Singleton était très grand.

— C’est difficile à déterminer sans la tête, dit Mark.

— Je l’ai rencontré au tribunal. Je me rappelle que je souffrais de l’inconvénient d’avoir à me démancher le cou pour le regarder. » Je me forçai à aller jeter un nouveau coup d’œil à la tête. « Et voyez comment le cou est tranché selon une ligne nette. Il est posé parfaitement d’aplomb sur la pierre. Si Singleton et son agresseur étaient debout tous les deux au moment où il a été attaqué, ce qui semble fort probable, un homme d’une taille inférieure aurait dû le frapper de bas en haut et le cou n’aurait pas été coupé horizontalement. »

Le frère Guy opina du bonnet.

« C’est vrai… Par la Sainte Vierge Marie, monsieur, vous avez l’œil d’un médecin.

— Merci. Malgré tout, je n’aurais aucune envie de passer mes journées à contempler de tels spectacles. Mais j’ai déjà vu trancher une tête. Je me rappelle… (je cherchai le mot exact)… la mécanique. » Je croisai le regard intéressé de l’infirmier, m’enfonçant les ongles dans les paumes au souvenir d’une scène que je souhaitais ardemment oublier. « Et à ce propos notez à quel point la coupure est nette et précise : il a suffi d’un seul coup pour détacher la tête du tronc. Opération malaisée si la victime est couchée, la tête sur le billot. »

Mark regarda une fois encore la tête placée sur le côté.

« Oui. La hache n’est pas un outil facile à manier. On m’a dit qu’on avait dû s’y reprendre à plusieurs fois pour trancher le cou de Thomas More. Mais si Singleton était en train de se pencher ? Pour ramasser quelque chose par terre, par exemple. Ou bien, on l’a peut-être forcé à se courber. »

Je réfléchis quelques instants.

« En effet. Bien vu. Mais, s’il était penché en avant au moment de sa mort, le corps aurait été courbé quand on l’a trouvé. Le frère Guy s’en souvient sans doute. » Je l’interrogeai du regard.

« Il était allongé tout droit, répondit l’infirmier d’un air pensif. Nous avons tous beaucoup réfléchi à la difficulté de trancher une tête de cette façon. On ne peut le faire avec un instrument de cuisine, même avec le plus grand couteau. Voilà pourquoi certains frères craignent un acte de sorcellerie.

— Mais quelle arme pourrait véritablement couper la tête d’un homme qui se tient debout ? demandai-je. Pas une hache, à mon avis, la lame est trop épaisse. Il faudrait un fil très aiguisé, comme celui d’une épée. En fait, je ne vois qu’une épée pour faire ce genre de travail. Qu’en penses-tu, Mark ? Ici, c’est toi le spadassin.

— Je pense que vous avez raison. » Il eut un petit rire nerveux. « Seuls les membres de la famille royale et les nobles ont le droit d’être exécutés par l’épée.

— Justement parce qu’une lame d’épée bien aiguisée garantit une fin rapide.

— Comme Anne Boleyn », dit Mark.

Le frère Guy se signa.

« La reine sorcière, souffla-t-il.

— C’est ce à quoi je pensais, murmurai-je. La seule décapitation à laquelle j’ai assisté. Tout comme Anne Boleyn. »